Au-delà du temps

Armand Mandar regarda au dehors. Aucun bruit ne trahissait la nuit. Une averse, déjà lointaine, laissait aux narines le souvenir de la chaleur du bitume. En subsistait au regard un nuage crémeux, redessinant à sa suite la pureté stellaire. Un ciel étoilé d’été. Sur terre, les lumières des foyers dormaient de longtemps; la ville couvait ses enfants.
Seul Armand, à la lueur grise de son écran, continuait de veiller, se délectant de ces heures où le mercure s’apaise.
Cela faisait deux heures qu’il parlait avec Quentin. La conversation déroulait les formules de politesse, les premiers partis pris, dans un avant-propos où l’esprit s’offusque de ne pouvoir dire plus, contraint aux servitudes du langage.
Quentin l’étonnait. Ses points de vue, ses combats, ses choix; chaque mot exigeait attention, la moindre phrase de sa bouche prenait allure de dicton.
Armand en aurait oublié que son interlocuteur ne se trouvait pas en face de lui s’il ne lui avait fait remarquer une faute où la phonétique n’est pour rien, une malheureuse double consonne.
Leur rencontre était le fruit d’un hasard, d’un croisement inopiné sur la toile d’araignée mondiale, sur le plus grand réseau informatique existant, sur cet Internet tant controversé.
Une discussion sans visage ni corps. Des phrases parcourant des milliers de kilomètres, défilant sur les écrans de leurs ordinateurs, articulées de la voix des claviers alphanumériques. Toute pensée était écrite; chaque réponse presque instantanée, comme autant de lettres défiant l’espace. L’informatique devenait sous leurs doigts une feuille de papier et Internet un postier enfin rapide.
Effondré sur son lit, Armand suivait le curseur avec attention.
– … assez vu ce bar, allons, tapa Quentin plus vite qu’on ne peut le lire.
Ils quittèrent le lieu virtuel de leurs premières paroles comme on sort d’un bar réel. Arrivés au seuil, la question fatale du prochain port les fit échouer dans un antre de poètes parisien. Rien ne les poussait plus là qu’ailleurs.
La technologie leur proposait davantage de choix que leur imagination n’en pouvait concevoir, les transportant d’un bout à l’autre du globe plus vite qu’un oeil entraîné sur une mappemonde. Quentin s’est présenté Canadien, habitant Montréal. Armand vivait dans la banlieue genevoise. Genève-Montréal, Montréal-Sidney ou Genève-Paris, quelle importance? L’espace terrestre devient humble parcouru à la vitesse de la lumière…
Paris regorge de sites culturels, en pierres comme en pixels. Voué aux gens qui font l’art, leur point de chute pullulait d’oeuvres et d’artistes. On y discutait textes, peintures ou concepts; on s’échangeait les créations comme à la foire, marchandant l’effort de création.
– Tu te rends compte du nombre de livres réunis sur cet ordinateur, du nombre d’heures de lectures offertes. Et même si, retranscrits sur des écrans, les livres perdent la beauté de l’objet, la beauté du texte elle, s’en trouve grandie. Elle devient accessible à tous, de tous les bords du monde. Qu’importe que la couverture soit un tube cathodique et les pages des codes binaires. La connaissance n’est pas matérielle, sa source n’a pas besoin de l’être. Les auteurs dont nous occupons à l’instant le fief irréel ont trouvé le meilleur éditeur qui soit: le public. Des millions de lecteurs potentiels. Installés chez eux, les artistes peuvent même choisir les critiques qui leur sont faites, les lire ou les ignorer. Leurs oeuvres sont exposées le temps qu’ils souhaitent.
Un clic de souris et la galerie est fermée. L’informatique est devenue l’idéal moyen de communication des timides et des frustrés. Enfin leur est ouverte la communication sans visage!
Durant plusieurs heures ils paradèrent en tout lieu du globe. S’arrêtant un instant pour lire un poème dans une bibliothèque suisse; repartant l’instant suivant pour le musée d’art brut de New-York; visitant l’église de l’euthanasie – prônant l’extinction de l’humanité – puis se posant finalement dans une galerie de photos érotiques que Quentin choisit pour décor à sa vision de l’amour. Armand écoutait toujours attentivement, répondant de moins en moins. Il acquiesçait sans ferveur.
– Vois ces femmes aux formes pleines, au ventre accueillant, dactylographia Quentin. Elles sont faites pour être vues, désirées. Heureusement point aimées, ce serait leur fin. Le corps se fane au suivi des sentiments. Rarement dans l’ordre inverse. Au cours du temps, l’imprévisible réaction de l’autre devient lieu commun.
Cet oeil charmeur qu’aux premiers jours on compare à la mer insondable finit par nous faire préférer la montagne. Le plus beau moment du jour commence au sommeil.L’être aimé, le sublime, tombe en rides. Là sont les seuls acquêts de l’amour. Non, crois-moi, rien ne sert de connaître le corps; le temps le jaunit plus sûrement qu’une photographie. Seules celles qui nous entourent ne vieilliront jamais. Eternellement elles resteront une suite de pixels désirables.
Voyant le point final apparaître au bas de l’écran Armand s’autorisa une minute sans réponse. Surplombant les mots de Quentin était la photo d’une muse de la pornographie, nue de pudeur. D’un doigt il effleura la surface de l’écran, les courbes provocantes. L’électricité statique de l’écran s’insinua dans sa main, dans tout son corps, provoquant un frisson digne d’une caresse. Electrisé, Quentin redevint attentif aux suites.
– La technologie est un piège doucereux. En nous gavant d’images, d’informations, les médias simulent l’empirique. Plus besoin de quêter le savoir, il suffit de choisir. Par son droit de réponse, l’informatique donne aujourd’hui la possibilité de ne plus être traité de fou lorsque l’on répond à un écran. Mais est-ce vraiment une liberté? L’écho de ce que l’on tape sur un clavier est-il supérieur au cri que l’on pousse, seul devant sa télévision? Les réseaux mondiaux sont simulacres de communication.
Pourtant, pour certaines personnes, ils sont l’unique moyen de se faire entendre.
Armand prit pour lui la dernière réflexion de Quentin. Sans autre forme de protocole il interrompit la communication.
Jamais en parcourant la planète depuis son fauteuil il ne s’était posé pareilles questions. Il faut dire que l’immense diversité des possibilités offertes a tendance à annihiler chez lui toute forme de réflexion. Ce monde virtuel avait toujours été une télécommande sans limitation de chaînes, un monde incommensurable où tout existait. Où qu’il regarde, dans quelque endroit qu’il se rende, toujours il y avait du changement. “Oui, il pouvait trouver belle une actrice à l’intimité dévoilée sur une image en haute définition. Oui, la culture trouvait sur le Net un excellent moyen de diffusion. Oui, les médias nous empoisonnent. Mais, et alors?”
La réponse fut le sommeil. Il ne vit pas le soleil se lever.
Durant un temps, son ordinateur fut mis en quarantaine.
Il dévora tous les livres mis en quarantaine par ses voyages incessants en terre virtuelle. Armand oublia ce monde de circuits imprimés, ces sentiments transformés en binaire, ce Quentin d’un soir. Mais plus insidieux qu’une drogue, le besoin de voyages, de cultures inconnues, de rencontres devint trop fort. Un soir, la nuit tombée, il se posa dans son fauteuil d’errance et alluma sa machine.
Il fut surpris, en relevant sa boîte aux lettres électronique, d’y trouver une lettre improbable, un message de Quentin, envoyé deux jours auparavant, le 3 juillet, soit le lendemain de leur rencontre:

Pourquoi crois-tu que je t’écris? Pourquoi crois-tu que je renoue
De cette manière?
J’aurais pu téléphoner, simplement. Entendre la voix qui dit les mots, ne plus voir défiler la parole de tes mains, mais ENTENDRE qui tu es.
J’aurais pu venir frapper à ta porte, que tu supposes être aux antipodes de la mienne, puis venir te serrer dans mes bras, te TOUCHER.
J’aurais pu, en ta compagnie, boire un verre en plaisantant de mes haines. Trinquer à l’amitié puis GOûTER l’alcool emmêleur d’âmes.
Effondrés sur une table, au long des discours, nous aurions pu SENTIR l’haleine de l’autre, débordant de la même ivresse.
Foutaises.
Toutes ces choses sont impossibles. Mes sens sont épuisés de longtemps. Mon odorat s’est perdu dans le parfum d’une femme; mes tympans se sont tus de ne plus être caressés de sa voix; mes mains sont mortes de ne la parcourir; ma bouche s’est asséchée de ne s’en désaltérer; seule ma vue souffre encore de son souvenir.
Les relations humaines ne sont pour moi que de douloureux souvenirs, que j’ai tenté d’enfouir sous le dénigrement et la haine. Comprends-moi et tu sauras l’isolement.

Non qu’il était certain de n’en plus jamais entendre parler. Tout du moins la probabilité jouait pour l’oubli. Une soirée passée à refaire le monde, d’un bout à l’autre de la planète, n’a généralement sur Internet aucune suite nécessaire. Mais ces confessions le touchèrent. “Qu’entendait-il en disant l’éloignement entre eux supposé? Pourquoi ne lui avait-il caché son infirmité? Est-ce pour un amour qu’il s’était coupé du monde?” Une feuille blanche de son traitement de texte accueillit ses questions. Par ses mots, sa mise à nu, Quentin entrait dans le cercle des amis, de ces gens pour qui l’on s’inquiète.
Durant trois semaines rien ne vint. Pas la moindre réponse, le plus infime signe de vie. Armand relut souvent leur conversation du premier soir, tentant d’y trouver des indices, des termes qui diraient son infirmité. Mais rien de cela. Puis, un soir, à la même heure que la précédente, une réponse survint. Une réponse qui n’en semblait pas une, qui ne prenait nullement en compte sa propre missive. Quentin parlait encore d’amour, mais s’y incluait, cette fois.

Je l’ai rencontrée:
Elle est l’alibi à la vie,
Elle est l’ espace sans contrainte,
sans matière,
Ce faux semblant où s’effacent
les gênes des corps.

Ses formes sont parfaites,
J’en suis le peintre..

Sa voix est mélodieuse,
J’en suis le compositeur.

Sa présence est éternelle
Son corps est lié au mien.

Le bonheur ne connaît que les limites qu’il s’impose.
Celui-ci ne peut finir; il n’aura de commencement.
J’ai trouvé en elle une suite de la vie.
Du temps, enfin un peu temps.
Sans penser au monde, sans m’y fier,
Sans souffrir des images du bonheur,
En vivant, de tous mes sens.

“Un infirme ne peut connaître le bonheur de cette façon. Sa perspective entrevoit une facette, un sens. Le bonheur en est la symbiose. Le bonheur se veut complet. Quentin ne peut l’être…”
A l’écho de ses réflexions, Armand eut honte, une telle honte qu’il aurait voulu se cacher de lui même, s’exiler de la vie, donner son congé: s’infirmer. Annihiler ce sentiment en empêchant toute expression de ses affabulations vers le monde extérieur. Ne plus rien ressentir. “Est-ce cela qu’avait fait Quentin? Une idée si forte, si mauvaise que pour en épargner les autres il s’en serait coupé?”
Trois nouvelles semaines passèrent sans nouvelles. Régulièrement la boîte était relevée, comme dans l’attente d’une lettre d’amour. Le monde virtuel devenait pour Armand une réalité bien plus concrète que le monde réel.
Exactement vingt-et un jours plus tard, il reçut ces mots:

Je revis Armand.
Elle se tient à mes côtés.

Je l’entends,
Je la sens,
Je la comprends,
Je l’aime.

Laisse ici tes questions,
Regarde par la fenêtre,
Au-dessus du square,
Au-dessus du ciel,
Au-dessus du temps.

Que vois-tu?
Rien, il ne vit rien. Imprimant la page il courut sur le balcon. “Comment savait-il le parc?” Jamais il n’avait décrit son univers.
Quentin faisait fî de ses questions, de ses réflexions. “Pourquoi? N’est-ce donc point important d’être compris d’un ami? N’est-ce pas ce qui importe par-dessus tout? au-dessus du ciel, au-dessus du temps”.
Il essaya une fois encore de lui répondre, d’envoyer une lettre, priant pour recevoir une réponse.
Il dut attendre trois jours pour avoir de ses nouvelles.

As-tu vu au-delà?
Ton esprit a t-il vaincu la vision de ces gens
s’ennuyant en rangs dans leurs boîtes de béton,
en face de toi, sous le ciel?
Cet immeuble qui te force à lever les yeux pour entrevoir l’infini.
Ces lumières s’allumant dans certaines pièces
tandis que d’autres sont plongées dans le noir, incessamment.
Stroboscopiques vies.
T’ont-elles empêché de faire abstraction du temps?
Sais-tu combien de gens, dans cet univers de proximité,
attendent d’être à l’autre bout du monde pour adresser la parole à leurs voisins?
Je l’aime.

Armand s’essaya à la logique. L’adresse électronique de Quentin contenait bien la référence CA, désignant le Canada. “C’est normalement là qu’il devrait habiter”. Afin de s’en assurer, il sortit de son appartement, qu’il n’avait pour ainsi dire pas quitté depuis deux mois. L’air extérieur lui procura une étrange impression, comme s’il était palpable, comme s’il allait s’y noyer. Habitué à l’odeur rance de la cigarette froide, des livres au parfum de passé, l’extérieur lui semblait un corps étranger. “Quentin ne peut sentir cela” pensa-t-il. “Il ne sait rien des différences de température. Il ne le sait plus, oublié”. Lentement il se dirigea vers le bâtiment en vis-à-vis du sien. Une dizaine d’allées, des centaines de noms. L’une de ces boîtes aux lettres lui dirait-elle: “Quentin habite ici, monte au cinquième étage, frappe à la porte si cela peut te faire plaisir, il est sourd”? Allée après allée, boîte après boîte, il lut les noms de tous ces gens qu’au quotidien il voyait vivre de loin, ces étrangers. Chaque nom éveillait maintenant en lui un désir de connaissance, de voisinage. Chacune de ces portes, en longues rangées le long des étages miteux était une histoire en soi. Chaque sonnette ouvrait un nouveau monde, d’autres gens. Autant de vies différentes, avec les amours, les peurs, les sourires et les cris. Mais pas le moindre Quentin. Trois heures lui furent nécessaires pour venir à bout de toutes ces identités inconnues. Rassuré, déçu, il rentra chez lui.
L’ordinateur était resté allumé. Sur l’écran, l’annonce d’un nouveau message:

L’amitié se moque du temps,
Souviens-t’en.

Ici ou ailleurs,
Question de point de vue.

Nous nous sommes parlés,
Je t’ai dit ma vie,
Tu as pensé à moi.

Tu vois, le temps n’existe pas.

Six semaines passèrent. Jamais il n’eut de nouvelles. Il n’alla plus regarder le soleil se lever à l’autre bout de la planète. Le monde est rond se mit-il à penser. Le soleil reviendra tôt ou tard. Son ordinateur mis de côté, il s’était lié avec des voisins, passant à présent son temps en compagnie humaine.
Un soir, alors qu’assis dans le parc, il parlait de voyages, de voyages futurs, d’avions et de longues distances, son regard se porta sur le journal du quartier, ouvert à ses pieds sur la page des avis de décès;

1er Juillet – 1er Septembre

Quentin

Deux mois que tu nous a quittés,
Par ta propre volonté. Tu nous a dit:
“La mort est quintessence des sens”
Puisses-tu avoir raison.

Tes parents.

Ses pensées se confondirent. Quentin était donc parti le jour de leur rencontre vers l’endroit d’où l’on ne revient pas.
Ses lettres, à l’envoi programmé, l’avaient fait vivre au-delà du temps imparti au corps, donnant à l’amitié force d’éternité.

Armand se coucha dans l’herbe, au milieu du parc.
La tête vide, les yeux embrumés, il regarda au loin,
au-delà de la fourmilière humaine,

au-delà du ciel,

au-delà du temps.

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