six

Une muraille. Une meurtrière. Une paire de jumelles. Quatre yeux. L’aube, superbe dans sa robe de rosée.
Eve. Irrésistible.
Natan. Admirateur.
Depuis une heure, ils font le guet. Attendant sur leur perchoir la venue d’un oiseau rare.
Au pied de la muraille, la Nouvelle Ville. A l’abri des murs, l’Ancienne Cité.
A sept heures trente-cinq, ponctuel, l’homme arrive. De là-haut, ils le voient venir de loin, lui et sa charrette à bras. C’est un de ces hommes sans âge, barbe grise et cheveux blancs, qui, suivant ses attitudes et ses vêtements pourrait être poète, avocat, chanteur, acteur, professeur de lettres, électricien, médecin, marin, philosophe ou dieu. Mais aujourd’hui, c’est dans sa tenue de marchand de glace, avec tous les accessoires et parfums inhérents à son poste qu’il est attendu.
Les amoureux le regardent avec l’émotion d’un touriste en safari découvrant, après des jours de poussière et d’attente les animaux sauvages venus s’abreuver au point d’eau, sous ces cieux sauvages où naissent les aubes.
– Cette fois, tu vas lui parler. Je te jure que tu vas lui parler, murmure Eve.
Natan tarde à répondre. Toujours la même peur. L’angoisse du rêveur à l’approche d’une réalité trop souvent imaginée.
– Tu ne veux pas y aller toi ? Tu me raconteras, réplique-t-il sans trop y croire.
– Jamais de la vie. On fait comme on a dit. Cet été, c’est toi. Cet hiver ce sera moi.
Résolu, le timide se lève, s’éloigne d’elle, se rapproche de la fatalité. Réalité.
Il descend les interminables marches d’escaliers, passe une porte autrefois dérobée, arrive au bas des murailles. Au pied du mur.
Sur la Petite Place, deux cafés, dont un ouvert, un manège, encore bâché, les caisses de fer d’un libraire, cadenassées, un balayeur, fatigué. Et le marchand de glaces. Premier artisan arrivé.
Assis à la terrasse ouverte, il attend patiemment un café que le serveur somnolent tarde à lui amener. Devant lui la presse du jour, ouverte à page gastronomie. Mine de rien, Natan s’installe à une table, pas trop proche ni trop éloignée. Les minutes passent. Le café n’arrive pas. Natan a la gorge sèche, serrée. De son perchoir, Eve observe les événements, lisant à l’aide des jumelles un article quelconque sur une révolution du concept de la cuillère à glace.
Natan attend. L’heure tourne. Le Marchand attend. L’heure tourne. Eve lit. L’heure a mal à la tête. Finalement le café arrive. Natan commande le sien. Eve attend que le marchand tourne enfin la page.
Dans sa barbe, le glacier maugrée :
– Je déteste qu’on lise par-dessus mon épaule.
Seul voisin, Natan, le prenant pour lui :
– Excusez-moi, c’est à moi que vous parlez ?
– Pas vraiment. Plutôt à votre copine, là-haut, la basanée aux petits seins qui zieute mon canard.
Natan, feignant l’innocence, un rien outragé :
– Je ne vois pas de quoi vous parlez, Monsieur.
– Écoute petit. D’abord, on n’appelle pas Monsieur quelqu’un qu’on passe son temps à mater. T’as déjà vu un ethnologue dire Monsieur aux gorilles. Vous m’avez tellement regardé, toi et ta grosse, que vous savez sûrement mieux que moi combien j’ai de pellicules et combien je vends de boules vanille par jour. Ensuite, je suis pas un animal rare qu’on observe. Je serais plutôt un vieux clébard, genre plein de puces et teigneux. Et là, tu t’es trop approché de la cage. T’es même rentré dedans. Alors si tu veux pas que je te morde, je te conseille de me foutre la paix. Et plus vite que ça. Allez, de l’air petit. De l’air !
Natan reste figé, tétanisé. Avant qu’il puisse ajouter un mot, le marchand le fusille du regard, une lueur sombre éclairant le fond de ses yeux. En un éclat de seconde, Natan peut lui donner un âge, une profession et un visage. Il est le faucheur d’illusions qu’il ne voulait jamais rencontrer.
Eve, dans sa sourde observation, n’a vu que les rictus, les lèvres sèches et brunes de nicotine de cet homme parlant au sien. Mais à la vue de Natan, de ses traits livides, de son corps immobile, la teneur des mots ne fait aucun doute.
Eve tremble.
Lui n’attend pas son café. Ne répond rien. Ne pense même pas à s’excuser ou à se justifier. Il s’enfuit. Ne remonte pas les marches d’escaliers. Ne rejoint pas son amour. Part dans la direction opposée, vers la Rue Principale, son Eglise et ses toxicomanes.
Eve le suit du regard. Il marche si vite qu’elle n’a pas le temps de régler la netteté. Elle le voit partir, flou.
Revenant sur le marchand, elle se rend compte qu’il l’observe.
Sur son visage, plus de rictus, plus de nicotine. Dans ses yeux le jeu.
Il lui fait signe de la main comme on salue un ami lorsque le train entre en gare.

Eve pleure.

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