Facettes

Recueil imprimé avec mes petites mains par les beaux jours de l’été 1994.

 

Je ne m’attends à rien. D’ailleurs, rien ne m’attend.
C’est bien plus facile ainsi. Je peux me regarder
sous toutes les coutures sans prendre garde à la
blessure qu’elles cachent, sans peur d’y surprendre
un regard jumeau. Je suis moi, moitié d’un être
dans une glace sans vue, moi indivisible entre
quatre murs.

La trahison n’est ici pas de mise, pas de mise à
mort, pas de mise à l’épreuve, tout au plus
une mise à l’écart, mise à pied.
J’aime cette pièce, la pureté de ses lignes,
la rudesse de son regard barriolant le ciel.
Je suis bien. Là mais bien.

Tandis que lorsque je baisse les paupières, face
à l’étroite clarté solaire, là, je peux vraiment
m’observer, je passe à travers moi, vois mes
veines, devine ce sang, mon sang, qui les irrigue.
Je vois le rouge de ma vie, en mille points de
lumière, puis je bouche mes oreilles et m’écoute.
L’appel régulier de mon coeur, l’appel intérieur.
La chamade bienheureuse. Ces battements
incessants qui sont autant de déclarations
d’amour. Ma voix intérieure.
Mon plus pur auditoire.

Te voici encore à rêver, ami. Tu te prends au jeu de
la bohême, aux histoires sans début ni fin.
Tu suis ton chemin de prose, ta lutte en éclat de rire.
Tu sais les barbes grises, les auberges miteuses et
le dédain des hommes, tu connais les passes
à tabac, la halte du temps et la course des images.
Toi, mon frère, mon ami. Marchand de rêves,
rameur en galère; marin.
Toi qui tutoierais Dieu si tu en avais rencontre
alentour d’un feu, d’une terrasse, d’un horizon…
Tu es ce sourire laissé par tes contes sur les
visages que porte la rue. Ton Grand œuvre, ta vie.
N’ouvre pas les yeux, continues.
Dieu t’écoute.

Il observe et sourit, la dentition plus jaune encore
que la pensée, les yeux plissés. Il se moque, se
gausse, bras croisés, langue déliée, adossé au
parloir du monde.
Il est ce qui ne semble pas, se ressemble comme
deux gouttes de fiel. Il se nourrit de craintes et de
haines, s’abreuve d’excuses et de bassesses.
L’insulte lui est dérisoire, la parole de son prochain
vaut bien la mort de son suivant. Il dérange,
sans pouvoir l’être.
Il est cette devinette absurde qui se déroule sous
vos yeux, tourment de cet instant ou plaisir du suivant.
Il baisse les yeux en riant, enfant paisible, éternel.
Il voit au loin le monde qui passe, saluant l’inconnu.
Il est ce qui affole, ce qui vit et exalte. Il est ce qu’on
croit, ce qu’on espère. Il est l’amour, la joie ou la peine.
Il est les lieux communs de notre bonheur. Il est l’évidence.
Parfois renié, bafoué, rarement indifférent et jamais
oublié,
il, l’impersonnel, père des hasards.

Elle se laisse admirer, exquise et frivole beauté.
Accordant sur ses seins un dernier merci, ultime
baiser, elle s’assoupit dans les bras du jeune
homme stupéfait.
Elle affectionne particulièrement ce moment qui
précède le sommeil, sentant le regard langoureux
de son amant parcourant son jeune corps, faisant
halte sur ses longues jambes, les remontant,
délicatement. Elle l’imagine loucher sur l’amethyste
sertie dans son nombril, se pencher, près, très près
de sa naissante poitrine, snobant le reste de sa
personne pour n’en garder que les rappels de ses
désirs. Elle sourit en l’attente de cet instant où il
croira la réveiller, succombant à la tentation.
Elle est heureuse, cette nuit, la campagne se tait.

Lui, homme d’affaire, maniaque, gros, laid,
persévérant, riche.
Elle, femme d’extérieur, maligne, petite, belle,
assomante, pauvre.
L’autre, chômeur, simplement.
Lui ne peut vivre sans elle.
Elle ne veut pas oublier l’autre.
L’autre prendrait bien sa place à lui,
mais lui ne la laissera pas partir, elle.
Alors l’autre, ne pensant qu’à lui, le tue,
lui, justement.
Lui mort, elle sera à lui, à l’autre.
Mais elle s’en veut, se rend compte
qu’au fond c’est lui qu’elle aimait, pas l’autre.
Alors, l’autre, devenu son lui, à elle, se suicide.
En désespoir de cause, elle s’enfuit avec un autre.
C’est la vie.

Nous, la minorité silencieuse.
Nous, la majorité tapageuse.
Nous, les anarchistes bourgeois.
Nous, les syndicalistes réunis.
Nous, le groupe, la masse bêlante, le couple.
Toutes ces symbioses de l’unité.
Toute cette force perdue à vouloir la réunir.
Nous, l’éphémère union.
Molécule instable ou noyau soudé.
Nuit de noce et divorce.
Parti politique ou parti pris.
Et nous alors, nous, l’espèce humaine.
Nous, l’entier, l’entité terrestre.
Ce nous dont parler relève de la révolte
ou de la philosophie.
Ce nous dont je ne saurais parler sans émettre
un doute, car il faut toujours relativiser
lorsqu’on parle de soi-même.

Vous êtes là. C’est formidable. Vous, mes
compagnons mes amours, mes détracteurs et vous,
qui vous dites mes ennemis.
Tous là, en groupe unanimement différent.
Vous qui souriez à la vue d’une vieille dame traver-
sant la rue, vous, la vieille dame, traversant la rue,
vous, les bétonneurs.
Unanimement pittoresques.
Vous, les visiteurs de paradis artificiels, vous,
les bonshommes bleus les ramenant à terre.
Unanimement fous.
Vous, les fous de Dieu, vous, les psychanalisés à
l’esprit compliqué.
Unaniment drogués.
Vous enfin à qui l’on parle au pluriel, vous qui
pensez être la première personne d’un pluriel
singulier, la voix des autres, mais qui n’êtes qu’un
autre groupe, encore plus compliqué, plus fou,
plus pittoresque.
Vous, l’unanimité personnelle…

Elles tournent, tournent sans hâte, imperturbables.
Douze femmes aux formes égales, aux visages
identiques et aux yeux humides.
Toutes plus semblables les unes que les autres.
Ronde inlassable.
Au milieu d’un parc, un dôme, longs arcs de fer forgé
souffrant une verrière. Un dôme sans lumière, sans
ombre, pour la marche de ces corps à la nudité
uniforme, pour ces femmes de peine. Sur le parquet
de noyer, point d’usure, aucun bruit, les pas ont la
légèreté de la feinte indifférence. Une seule pièce,
demeure en soi.
Au centre du cercle, une chaise, vestige fragile et
campagnard dont le seul poids de l’air faisait craquer
la verreuse carcasse. Une chaise vide, encore vide.
Elles ne la voient pas, trop occupées à suivre leur
précédente, lasses de toujours être secondes,
toujours. Et lorsque quelqu’un entre, que la ronde
s’arrête, l’une d’elles sort du cercle et quitte le dôme.
A son retour, assise sur la chaise, elle attend qu’à
nouveau quelqu’un vienne, pour reprendre sa place
dans la ronde, la ronde de l’attende, le jeu des passions.

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