Quand Podemos prend l’Espagne

Personne ne savait comment cela avait commencé. Il devait pourtant bien y avoir une première fois. Ou pas. Les bonnes idées naissent peut-être comme les univers, par curiosité. Il y en avait bien sûr pour prétendre se souvenir d’un Big Band qui avait joué là. D’une anomalie euphorisante dans la bière locale ou d’un soir ou, simplement, il pleuvait tant de cordes qu’un enthousiaste avait décidé d’occuper le temps en racontant les nouvelles du jour à ses compagnons détrempés. Un jour où il pleut des vaches qui pissent, aurait dit le petit Jeremy. Toujours est-il qu’au Colibri, chaque soir ou presque, un quidam montait sur scène et racontait une histoire. Une anecdote. Son extrait de vie à lui. Son extrait du monde. On appelait ces gens des raconteurs. Des conteurs de la vraie vie. Ils avaient droit à un verre du patron et a l’attention légère des clients. Le phénomène avait peu à peu pris de l’ampleur, amplifié par l’ennui entropique de l’univers médiatique, le ras-le-bol généralisé, l’envie d’écouter des histoires sans entendre des âneries et le besoin, profond, de pouvoir enfin sourire en entendant parler de l’état du monde.

On venait de loin pour parler ou écouter. Certains raconteurs semblaient sortis tout droit d’univers parallèles. D’autres de sortir du lit. Et la majorité, de l’avis de la patronne, était du genre humain.

Ce soir-là, une femme monta sur le podium. Elle devait avoir une petite trentaine. Ses cheveux, en chignon strict, devaient avoir été dessinés plutôt que peignés. Et sa façon d’attendre, sans bruit, que l’on remarque sa présence mit chacun mal à l’aise de ne l’avoir pas vue plus tôt. Une sorte de mélange entre une danseuse de tango et une statue de marbre. Avec une touche de rouge à lèvres. Et une robe. Une longue robe noire aux franges dentellées.

Elle ne parla pas avant d’avoir pu déceler, dans le fond, le bruissement des bûches dans l’âtre. Cela fut rapide. Pas besoin d’attendre le centième singe. Les clients s’arrêtèrent presque instantanément de parler. Dans ce bar et tous ceux du quartier. La laissant seule au milieu de son silence. Jolie comme un matin d’avril.

Ses yeux brillaient avec cet éclat de ceux qui pleurent assez, rient souvent et prennent plaisir à faire l’amour.

Elle s’adressa à la trentaine de personnes attablées là en parlant d’une voix douce et  commençant, selon le rituel consacré, par ces mots : “Je vous apporte des nouvelles des Belles Terres.“. Avant d’attendre un instant puis de reprendre :

– Je reviens de Madrid à l’instant. Je n’ose même pas y croire moi-même. Mais il fallait que je vienne ici pour le dire. Cela ne pouvait pas attendre. Il fallait que les mots sortent. Là bas, dans les bars, dans toutes les conversations de rue, partout, tout a changé. L’Espagne d’hier n’est plus là aujourd’hui. Le pays s’est réveillé en sursaut. Ils ont changé de réalité. C’est incroyable à voir. De le partager avec les gens, partout, tout le temps. On ne parle plus que de cela. De ce qu’on va faire maintenant. On se demande comment rendre demain enfin digne d’être vécu. Mais moi j’avais besoin de revenir ici pour le mettre en mots. Pour entendre mes propres cordes vocales le dire. Pour me sentir faire partie de cela. Pour le rendre vrai. Car depuis que j’ai atterri, depuis que je cours pour vous apporter la nouvelle, elle me semble de moins en moins réelle. Parcourir les rues de Ville m’a plongé immédiatement dans une sorte de glue. Comme si tout redevenait vain. Comme si leur réalité était un rêve lointain. Marcher dans les rues m’a donné envie de passer à autre chose. De rentrer me coucher. Je sentais tout cela s’éloigner, mètre après mètre. Je sentais le somnifère agir. Alors j’ai couru. Je suis venue, en me raccrochant en chemin aux mots que je voulais vous dire. Et maintenant c’est le moment. C’est simple, court, cela tient en une phrase: Les Podemos ont gagné leur pari. Ils ont pris l’Espagne. Là, cet après-midi. Ils sont devenus l’Espagne. Ils ont gagné. Pour de vrai.

Un murmure parcourut l’assistante. Pas comme un ange qui passe. Plutôt le bruit de son atterrissage. Elle continua dans le même souffle.

– Et ils ont déjà pris leurs décisions. Ils ont agi. Des gens réunis par un rêve il y a moins d’un an. Vous vous rendez compte ? Nés comme un miracle du coeur. Et voilà, ils l’ont fait. Ils ont renié toute dette publique. En une minute. A peine élus. Sans discussion ni débat. Juste comme ça. Et ce n’est pas tout. Au moment où je partais, des centaines de personnes étaient mises en examen. Des banquiers, des chefs d’entreprise, des politiques. Tous ceux qui ne pensaient qu’à leurs propres intérêts. Tous ceux qui détruisent notre habitat. Tous ceux qui nous mentaient. Tous en prison. En quelques heures. Sous des inculpations impensables hier encore. C’est un vrai raz de marée. Les Podemos avaient tout préparé. Ils avaient des dossiers sur tout le monde. Des plaintes déposées à la pelle. Et la Grèce a fait de même, exactement au même moment. Deux pays en même temps. Même nos médias devront en parler. Ils ne pourront pas le taire comme pour l’Islande. Le phénomène est devenu trop grand. L’Islande. Puis la Grèce. Puis l’Espagne. Il ne restera bientôt plus que nous pour croire à la politique, au plein emploi, à la croissance et à la sécurité. Alors il fallait que je vienne. Voilà. Il fallait que je vous le dise. Maintenant c’est fait. Merci. Notre monde a fini sa chrysalide. Il s’ouvre, devient adulte. Nous sommes vraiment les 99%. Et nous avons réussi. Enfin ils ont. A nous maintenant.

Et puis ce fut tout. La poitrine de la jeune femme se soulevait comme après un marathon. Elle rayonnait. Heureuse. Parfaitement à sa place.

La patronne lui amena une flûte de champagne. Honneur ultime. Un champagne naturel. Un de ceux qui n’existent que dans les contes de fées. Un de ceux dont les bulles racontent des histoires en remontant le long de la coupette.

Toute l’assistance leva son verre. Et la soirée suivit son cours. Vraie. Comme tous les soirs dans les Belles Terres.

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