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Les saisons passent. Les marchands de marrons s’évaporent à la fonte des neiges, ne laissant de leur passage qu’un rond carbonisé sur le sol.
Avec l’été réapparaissent les marchands de glaces. Toujours plus bronzés, mais toujours moins nombreux. Natan se demande s’ils hésitent à revenir d’où ils vont. Ou si certains ne survivent pas au voyage. Il n’existe hélas aucune statistique sur la vie des marchands de glaces.

Depuis quelques mois, Natan vit une romance musicale. Entendez par là que les mots n’y sont pour rien. Rien du tout. C’est une histoire de portée.
Ils se sont rencontrés par hasard. Sur le Banc du Croisement de la Rue Principale et de la Rue Secondaire. Elle s’appelle Eve, a reçu de son père la chevelure sombre de l’Orient, de sa mère les yeux océan du Nord, de leurs amours le teint sable brûlant du métissage.

Les derniers jours du mois d’avril tissent consciencieusement un écrin de printemps dans les rues encore engourdies d’un trop long hiver. Sur le trottoir d’en face, un marchand de marron, sa femme et leurs deux filles. Les demoiselles s’occupent d’elles-mêmes, l’homme, assis à même le sol, dit au revoir aux pigeons, et la femme, dans son grand manteau de fourrure, charge dans la longue limousine noire les recettes de la saison.
Natan, assis à l’angle nord du banc, les regarde faire. Eve, assise à l’angle sud, regarde Natan les regarder faire.

Cela dure longtemps. Très longtemps. Dix-huit bus jaunes, dix-sept tramways oranges, vingt-trois bicyclettes de couleurs différentes, trois cars de japonais, cinq dealers, six poètes, onze acheteurs d’évasion, une voiture de police et treize hommes-cravates passent entre les deux trottoirs d’en face, avant que, finalement, au passage saugrenu de deux danseurs de tango s’évanouisse la limousine noire, dans les dernières lueurs du jour.
Alors qu’il aperçoit encore, au loin, les yeux rouges du départ, Natan se lève, sort de sa poche un mouchoir. Salue.
Marron qui part, été qui vient.
Un sourcil légèrement relevé, Eve observe son manège.
– Que faites-vous ? Demande-t-elle.
– Je dis au revoir à l’hiver, répond-il.
Sans plus de cérémonie, il se rassoit, bourre sa pipe, sort un bloc et griffonne. Main gauche. Clé de fa. Le reste appartient à l’oreille.
L’encoignure des lèvres d’Eve suit le mouvement de son sourcil, et, d’un long sourire, elle questionne :
– Vous écrivez ?
– Oui.
– Une lettre d’amour ?
– Non.
– Pourquoi ?
En guise de réponse, Natan se lève. Dans sa tête aucun mot, pas de syllabe, pas le moindre commencement de début de phrase. Seules des notes suspendues par leur croche, semblent vouloir s’évader de ses lèvres.
– Vous partez déjà ?
– Oui.
Il fait un pas. A son tour elle se lève. Se met en face de lui. Le fourneau de la pipe les enveloppe d’un nuage de senteurs musquées. Elle pose la main sur son épaule, lance un regard sur les feuilles abandonnées au bout de son bras. Le lui arrache. Se rassoit. Lit.
Natan reste là. Debout. Coi.
Arrivée à la dernière note de la dernière portée, elle le regarde. Espiègle.
Elle revient à la première portée, et, lentement, dessine une clé de sol.
Natan resta là. Debout.

Une à une, des notes s’épanchent. Des notes. Des clés de sol. Des notes, des clés de sol. Soupirs. Sur un poteau électrique, des hirondelles chantent, rythmant de leur ramage l’improvisation d’Eve.
La dernière phrase écrite, elle tend la partition à Natan. Il ne dit rien, la prend par la main. L’enlève.

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